« Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et les mots, depuis l’oreille jusqu’aux sabots. » Cette superbe analogie, je l’ai découverte dans un livre qui a priori ne m’était pas destiné. Gustave Flaubert – Lettres à Louise Colet s’adresse plus particulièrement aux lycéens et étudiants, une tranche d’âge que j’ai franchie depuis longtemps. Mais comme Flaubert est l’un de mes écrivains favoris, je me suis plongé avec délectation dans la lecture de ce recueil dont voici la présentation en quatrième de couverture :
« Pourquoi m’écrivez-vous les plus spirituelles et les plus nobles lettres du monde ? Prenez-en à vous même. Désormais, il faut que vous m’écriviez. » Nul mieux que Victor Hugo ne pouvait exprimer la jubilation que procure la lecture des lettres de Gustave Flaubert
En effet, si Louise Colet ne fut pas toujours aussi bien aimée qu’elle l’eût voulu, elle reçut la plus belle et la plus passionnante des correspondances. Grâce à ces lettres savoureuses, les élèves entreront dans l’intimité d’un écrivain éclatant en colères pittoresques contre les sottises et les bassesses de l’humanité ; ils découvriront, derrière un personnage de “ bon géant ” rabelaisien, plein de verve et de pénétration, un artiste ayant la plus haute idée de son travail, un “ mystique ” de l’écriture, et pénétreront avec lui dans les coulisses de l’élaboration du plus célèbre roman du XIXe siècle : Madame Bovary. La lecture de ce recueil permettra donc d’aborder avec les élèves trois objets d’étude au programme du bac français : le travail de l’écriture, le biographique et, bien entendu, l’épistolaire.
En ouvrant ce livre, je m’attendais à découvrir un Flaubert passionnément, torrentiellement épris de cette délicate jeune femme de onze ans son aînée qui fut aussi la maîtresse de quelques célébrités de l’époque (les deux Alfred, de Vigny et de Musset notamment), qui était de gauche alors qu’il était plutôt conservateur et qui écrivait des poèmes peut-être mis en musique et accompagnés au piano, mais l’histoire ne le dit pas, par son ami Leconte de Lisle. En réalité, jamais l’ours Gustave ne se fait tout petit devant sa poupée Louise. Il se livre peu à des épanchement amoureux ou politiques. Les grands serments, les déclarations ne sont pas son genre. Dans leurs échanges épistolaires, il assure sur ce plan-là le service minimum. Un allusion ici et là, un petit mot tendre en fin de missive et c’est tout. Il est vrai que cet opuscule propose, comme indiqué en couverture, un choix de lettres ; si l’auteur de L’Education sentimentale en écrivit de plus torrides à celle qu’il appelle « bonne chère Muse », elles ne figurent pas ici.
En fait, c’est à l’artiste que s’adresse Flaubert, c’est-à-dire à quelqu’un capable de comprendre ses réflexions sur le dur métier d’écrivain, avec toute la dose de narcissisme inhérente à ce misanthrope fuyant les mondanités littéraires, retiré dans sa tour d’ivoire de Croisset. La composition de Madame Bovary est alors la grande affaire de sa vie. Grâce à ces lettres, on peut suivre par étapes la la progression du roman, bien plus que celle de sa liaison. Ce recueil constitue un Art poétique et un journal de bord dans lequel Flaubert exprime ses doutes et surtout ses opinions bien arrêtées sur l’écriture. Dans l’avant-dernière lettre, il passe au crible un poème, assez mièvre il faut bien le dire, de l’infortunée jeune femme. J’écris « l’infortunée » parce que la dernière — une lettre de rupture — datée du 6 mars 1855, dans sa concision, est d’une cruauté totale. Je dirais même d’une exquise muflerie, si je ne craignais l’oxymore. Jugez-en :
Madame,
j’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez moi.
Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais.
J’ai l’honneur de vous saluer.
Six lignes seulement, mais Flaubert tel qu’en lui-même on ne peut que l’admirer.